57.
Un cœur amoureux
Le petit groupe réapparut quelques secondes plus tard au palais d’Émeraude. Amayelle avait glissé ses doigts entre ceux de Nogait et demeurait pressée contre lui, le plus loin possible des hommes de sa race. Les Elfes furent priés de patienter dans le hall pendant que les Chevaliers allaient se laver sommairement et que Kira emmenait la princesse à ses appartements.
Les Chevaliers revinrent chercher leurs hôtes quelques minutes plus tard. Ils les escortèrent dans la salle d’audience où Wellan avait l’intention d’expliquer lui-même la situation à son monarque, tout en gardant l’œil sur les Elfes. Ces derniers n’avaient aucune intention hostile, mais c’était le devoir des soldats d’Émeraude de protéger leur bienfaiteur.
Émeraude Ier était assis sur son trône. Ses conseillers n’étaient plus là. La présence de Wellan parmi ses Chevaliers le fit sourciller : avait-il accompagné ses visiteurs parce qu’il était le chef des Chevaliers ou parce qu’il voulait surveiller de près l’homme qu’il continuait de blâmer pour la mort de la Reine de Shola ?
Des fauteuils furent installés en rond devant le souverain. Chacun prit un siège, Wellan remarqua que le prince éconduit était la plus malheureuse créature de tout l’univers. Il résuma alors les attentes de Hamil à Émeraude Ier et le laissa ensuite mener la discussion.
— Qu’avez-vous à dire à votre fille, Hamil ? demanda le souverain.
— Je veux tenter une dernière fois de la persuader d’épouser le Prince Elbeni.
— Et où est la jeune femme en question ?
— Elle fait un brin de toilette, sire, répondit Wellan.
Le roi fit donc chercher des rafraîchissements pendant qu’ils attendaient l’arrivée de la princesse. Amayelle entra finalement, flanquée de Kira. La belle Elfe portait une tunique immaculée, décorée de petites perles et lacée de fils dorés. Dans son dos, ses longs cheveux avaient été tressés avec des rangs de perles et de pierres précieuses et lui donnaient un air de déesse. « Une tenue de noces », comprit Nogait en sentant son cœur se gonfler d’amour. Quant à Wellan, c’est plutôt avec appréhension qu’il observait la scène.
Les Elfes exprimèrent entre eux leur déplaisir de voir la fille du roi se présenter aux siens dans des vêtements humains. Sans leur accorder un regard, Amayelle marcha jusqu’au Roi d’Émeraude tandis que Kira allait rejoindre son époux parmi les Chevaliers. La princesse vêtue de blanc s’inclina respectueusement devant Émeraude Ier, puis se tourna vers son père en posant des yeux très calmes sur lui. Wellan sentit tous ses muscles se tendre, comme si quelque chose de terrible allait se produire.
— Jamais tu n’as fait preuve d’autant d’insolence envers moi, déclara Hamil en elfique.
— Le protocole exige que vous parliez la langue des humains en leur présence, lui signala Amayelle d’une voix sûre.
— Soit, fit le père contrarié. Ce que tu nous as révélé change considérablement mes plans. Je n’insulterai certainement pas davantage la famille d’Elbeni en l’obligeant à élever l’enfant d’un humain. Mais je suis disposé à oublier ton étourderie de jeunesse et à te ramener parmi les tiens si tu le laisses ici.
Nogait n’était pas certain d’avoir bien compris les paroles du monarque. Il tourna la tête vers Wellan, mais le regard glacé du grand chef demeurait fixé sur les visiteurs.
— Père, je vous en prie, écoutez-moi, implora la princesse. Les temps ont changé et la survie de toutes les races du continent dépend de leur volonté à travailler ensemble pour le bien commun. Votre opinion des humains est erronée. Vous avez eu l’occasion de vous en rendre compte lorsqu’ils ont répondu à votre appel. Ils ont sauvé les Elfes des insectes volants. J’ai aussi constaté à quel point ils sont braves et remplis de compassion. Les humains ne sont pas une race inférieure, ils sont simplement une race différente. Ils possèdent un trésor dont ils pourraient faire profiter les Elfes. Ils ont des émotions et ils s’y abandonnent corps et âmes, ce que nous ne savons pas faire.
— Parce que les Elfes ont compris, il y a fort longtemps, que les émotions embrouillaient leur jugement, argumenta Hamil.
— Mais la colère qui vous habite en ce moment en est une.
Hamil lui décocha un regard courroucé, mais ne répliqua pas. La jeune femme avait raison.
— Notre peuple a oublié la joie que procurent les gestes spontanés, les marques d’affection entre parents et amis, le murmure de mots tendres au creux de l’oreille. Les humains doivent apprendre à respecter davantage la nature, tandis que les Elfes ont besoin d’écouter davantage leur cœur. Prenez Elbeni, par exemple. Ce n’est pas de la tristesse qu’il éprouve à l’idée de perdre une femme qui l’aurait comblé, mais de la honte, car il devra annoncer à sa famille que celle qui lui était promise a préféré épouser un humain. S’il m’avait vraiment aimée, peut-être aurais-je consenti à l’épouser, mais je ne suis qu’un objet de prestige à ses yeux, rien de plus. C’est cela qui différencie les humains des Elfes.
Le silence de Hamil était éloquent. D’une certaine manière, Wellan comprenait sa déception. Il n’était jamais facile de recevoir une leçon de la part de ses rejetons.
— Nogait m’aime de tout son cœur, continua Amayelle, la tête haute. Je sais que son amour ne tarira jamais. Le dieu Vinbieth lui a dit que le ciel lui-même bénissait notre union. Pouvons-nous vraiment nous opposer à sa volonté ? Père, je souhaite être aimée et respectée tout au long de ma vie. Je ne veux pas partager la vie d’un homme seulement parce que c’est mon devoir. Je voudrais que mon mariage avec ce merveilleux Chevalier soit le début d’une ère nouvelle pour notre peuple. Il est temps que les Elfes sortent du long hiver dans lequel ils ont passé les derniers siècles et qu’ils profitent enfin du radieux soleil de l’été que leur offrent les humains.
Elle affrontait son père avec beaucoup de courage, ce que les femmes des forêts ne faisaient jamais. Soudain, Hamil se surprit à se sentir fier d’elle. Cette bravoure était-elle l’œuvre de ce jeune homme qui se tenait à quelques pas d’elle, les yeux remplis d’adoration ?
— C’est une dure critique à l’endroit du peuple qui t’a donné le jour, lui reprocha le Roi des Elfes.
— Je veux seulement vous expliquer que ce qui me pousse à unir ma vie à celle de Nogait c’est l’amour et non une volonté de rébellion contre votre autorité.
Le regard de Hamil se tourna vers son futur gendre. Il était un soldat comme Wellan, mais il ne captait pas en lui la même agressivité, la même suspicion. Toutes ces années, il avait fondé son opinion des humains sur les mercenaires de la première invasion et sur le comportement violent de Wellan.
Il sonda aussi le cœur des autres Chevaliers et constata qu’ils portaient tous en eux de la compassion. Il considéra ensuite Derek : né de parents Elfes, il avait été élevé par des humains, car il avait affiché des pouvoirs magiques différents de ceux de son peuple. Il y avait en lui de la bonté et de l’indulgence, en plus de sa logique d’Elfe et de son sens du devoir.
— Laissez-moi changer le monde à ma façon, insista doucement Amayelle.
Il y eut un long silence. Wellan jeta un coup d’œil de côté au Roi d’Émeraude pour s’assurer qu’il ne dormait pas. Mais le vieil homme était alerte et ses yeux clairs observaient la scène avec beaucoup de plaisir.
— Accordez-lui ma main, père, supplia la princesse.
Elle recula lentement pour se placer à la gauche d’Émeraude Ier et attendre sa réponse. Rassemblant tout son courage, Nogait posa un genou sur le sol devant le Roi des Elfes.
— Je ne suis qu’un humain, il est vrai, sire, déclara le jeune homme, mais j’ai un bon cœur et mon bras est vaillant. Si vous m’accordez la main d’Amayelle, je vous jure de la protéger et de la chérir jusqu’à mon dernier souffle.
Tous les sens de Wellan étaient aux aguets, car c’était un moment où son frère s’avérait très vulnérable. Si Hamil avait réussi jadis à écraser les voies respiratoires de jeunes dragons, il était bien capable de tuer un homme. Mais le seigneur des bois eut une réaction fort différente de celle à laquelle il s’attendait.
— N’es-tu pas le gamin qui accompagnait le Chevalier Jasson lorsqu’il est venu me convaincre de creuser des pièges pour les dragons il y a plusieurs années ? avança-t-il en plissant le front.
— Oui, sire. C’était ma première visite au pays des Elfes.
— Tes pouvoirs étaient déjà impressionnants à l’époque.
— Pas plus que ceux des autres Écuyers. J’étais seulement plus téméraire.
Wellan réprima un sourire amusé, car c’était la vérité. Mais ce n’était pas tout à fait sa faute, puisqu’il avait été éduqué par son turbulent compagnon Jasson.
— On me dit aussi que tu as du sang royal dans les veines, fit Hamil.
— Je suis en effet le fils du Roi Toma de Turquoise, mais en acceptant de devenir Chevalier d’Émeraude, j’ai renoncé aux privilèges de mon rang. Je suis désormais un serviteur du continent, je n’en suis plus un prince.
« Il se défend fort bien », pensa Wellan sans abaisser sa garde. Le Roi Hamil fixa le prétendant dans les yeux un long moment.
— Très peu d’Elfes ont eu le privilège de recevoir en personne les conseils du dieu de la forêt, souligna-t-il, les sourcils froncés.
— C’était bien involontaire, mais je ne regrette pas une seule seconde cette rencontre. J’ai beaucoup de respect pour tous les dieux qui veillent sur Enkidiev.
— Si je t’accorde la main d’Amayelle, me permettras-tu de connaître mes petits-enfants ? demanda Hamil.
— Mais évidemment, Majesté ! s’exclama Nogait dans un style qui lui ressemblait davantage.
— Dans ce cas, je ne m’oppose plus à votre mariage.
Nogait fut incapable de le remercier, ses émotions lui paralysant la gorge. Les larmes dans ses yeux firent comprendre à tout le monde qu’il était le plus heureux des hommes.
— Que diriez-vous de célébrer cela ce soir, lorsque tous les Chevaliers seront de retour ? suggéra Émeraude Ier, fort content de la tournure des événements.
— Le plus tôt sera le mieux, répondit Hamil en décochant un regard aigu à sa fille.
Il fut alors permis aux Elfes de circuler à leur guise dans le château pendant que les serviteurs se hâtaient de faire les préparatifs du mariage. Mais Elbeni et les membres de son clan quittèrent les lieux en cachant leur honte sous de grands airs de fierté. Seuls deux Elfes du clan de Hamil demeurèrent à Émeraude avec lui.
Comme leur chef pouvait fort bien veiller seul sur la princesse, Falcon et Wanda retournèrent sur le chantier de construction avec leurs jeunes frères. Quant à eux, Kevin, Sage, Kira et Wellan restèrent au palais et prièrent leurs compagnons de ramener leurs chevaux à la fin de la journée.